Depuis la matinée de ce dimanche 3 septembre 2023, des documents officiels ont fuité sur les réseaux sociaux, mettant en cause la gestion du Premier ministre, chef du gouvernement, et le ministre de l’économie et des finances. Il sagit de l’affaire précise de la construction d’une résidence pour les premiers ministres guinéens.
Dans un courrier de la Primature, transmis en effet au ministre de l’Économie et des Finances, signé du Premier ministre, Docteur Bernard Goumou sollicite auprès du ministre des Finances une dérogation afin de passer un contrat de gré à gré dans le cadre des travaux de reconstruction et d’équipement de la résidence de Premier ministre guinéen. Bernard Goumou estime que l’urgence des travaux explique le fait que la Primature soit obligée de recourir à une procédure de gré à gré afin d’offrir au Premier ministre guinéen, un logement digne de nom et sécurisé. Sans surprise, évidemment, le ministre de l’économie des finances répond au Premier ministre et l’autorise à procéder donc à la passation de ce marché de gré à gré, estimant lui aussi que les arguments avancés par le chef de gouvernement, liés notamment à l’urgence d’offrir au Premier ministre un logement commode, peuvent justifier la passation.
Ces deux lettres ont inondé la toile et ont fait le chou gras des médias sociaux, mais aussi évidemment des médias conventionnels. Dans une de nos publications ce dimanche matin, nous nous sommes contentés de relayer tout simplement les faits tels qu’ils étaient en ce moment, avant de poursuivre ensuite notre investigation, pour tenter de comprendre l’origine de ce scandale. S’agit-il réellement d’un scandale d’État? Et surtout, vu l’ampleur du montant incriminé, on parle de plus de six milliards de francs guinéens, la CRIEF devait-elle se saisir de ces dossiers pour tenter de faire la lumière là-dessus et apporter au peuple de Guinée tous les éclaircissements nécessaires ?
Nous avons tenté de remonter la chaîne, recouper les informations en échangeant avec plusieurs contacts, des personnes qui ont eu connaissance de ce dossier, mais aussi avec des institutions chargées de la régulation, le contrôle et de la passation des marchés publics en Guinée.
Première vérité à établir :
Il vous souviendra que depuis l’ancien premier ministre Sidya Touré, actuel président de l’UFR, union des Forces républicaines, la Guinée ne dispose d’aucune résidence pour les premiers ministres en fonction. L’ancien bâtiment est situé non loin de l’Université Gamal Abdel Nasser de Conakry, près de l’hôtel Millénium. Jusqu’à tout récemment, cette résidence était occupée par l’épouse de l’ex président Alpha Condé, feue Hadja Djené Kaba, paix à son âme. Ce qui fait que tous les premiers ministres qui se sont succédés après Sidya Touré habitaient dans leurs résidences privées. Ils n’ont jamais été logés par l’Etat.
L’ex épouse du feu président Général Lansana Conté, en la personne Hadja Kadiatou Seth Conté, décide de revendre une de ses résidences située en face de celle de l’ambassadeur des États-Unis en Guinée. Alpha Condé a eu vent de cette transaction et, à la recherche d’un logement pour le Premier ministre, décide donc que la Guinée rachète ce domaine pour en faire la résidence officielle du Premier ministre guinéen. Certaines de nos sources nous rappellent qu’un jour, l’ancien premier ministre Dr Ibrahima Kassory Fofana, qui était venu à une cérémonie à la résidence de l’ambassadeur des États-Unis, lui aurait dit amicalement que “bientôt nous serons voisins vous et moi”.
C’est ainsi que l’ex résidence de Hadja Kadiatou Seth Conté sera l’objet de reconstruction aux standard internationaux tel que cela existe dans les autres pays. Le contrat est donc passé sous la présidence du professeur Alpha Condé, par l’ex premier ministre Kassory Fofana, selon nos sources.
Sauf que nous avons remonté la chaîne jusqu’à l’Autorité de régulation des marchés publics, mais l’ARMP elle-même n’a aucune connaissance de ce contrat. Personne à date n’a pu nous montrer un contrat passer entre Dr Kassory Fofana et la société qui est en train d’exécuter ses travaux actuellement. Toujours est-il que nos sources sont formelles, le chantier a démarré sous l’ancien premier ministre d’Alpha Condé avant que n’intervienne le coup d’État.
L’ancien premier ministre Mohamed Béavogui trouve le chantier déjà lancé, mais retardant comme la plupart des chantiers sous le régime Alpha Condé. C’est ainsi qu’après son départ, Bernard Goumou hérite de ce chantier et obtient du colonel Mamadi Doumbouya l’instruction de lever tous les blocages à la finition des travaux. Le CNRD est connu en effet pour avoir donné des coups d’accélérateur à de nombreux chantiers en souffrance, faisant évidemment croire aujourd’hui à une partie de l’opinion que le CNRD est en train de réaliser de grands travaux mais qui sont à réalité des anciens chantiers en souffrance.
Depuis que l’entrepreneur est sur ce chantier, nous sources nous apprennent que le montant de plus de six milliards tels qu’indiqué par Bernard Goumou était celui qui devait être payé pour l’exécution des travaux. Bernard Goumou va juste demander au ministère des Finances de l’autoriser à déroger afin de pouvoir donc réaliser ses travaux, comme le souhaite le président de la transition.
Deuxième vérité
Jusqu’à aujourd’hui, nous rappelons que Docteur Bernard Goumou n’habite pas dans cette résidence. Il habite dans sa résidence privée acquise avant même qu’il n’entre dans le gouvernement de transition. Cette résidence accueillera donc le premier ministre d’un gouvernement dirigé par un président civil au terme des élections qui sanctionneront cette période transitoire.
Il nous a aussi été donné de constater que la plupart des marchés publics échappe au contrôle de l’autorité de régulation des marchés publics, ce qui explique l’absence de traces de ce marché. Pourtant, la loi oblige en effet chaque entité contractante à faire enregistrer le marché auprès de l’ARMP. Cela lui permet d’avoir une connaissance du marché et de pouvoir le suivre, et peut-être le moment venu, pouvoir également intervenir dans son rôle de régulation lorsque le marché est contesté ou lorsqu’un scandale de ce genre éclate. Mais selon nos sources, l’ARMP n’a aucune connaissance du marché de rénovation et équipement de la résidence des premiers ministres guinéens.
Pourquoi Bernard a-t-il décidé de passer par la procédure de gré à gré?
C’est la grosse question qu’il est important de poser dans cette affaire, mais au vu de la lettre qu’il a transmise au ministre de l’économie et des finances, il est clair que certaines dispositions du Code de passation des marchés publics autorisent les entités contractantes à passer des marchés de gré à gré lorsque des situations d’urgence se posent. Evidemment, ces situations d’urgence sont encadrées par la même loi qui donne l’autorisation, selon des spécialistes de marchés publics.
Chaque entité contractante a la possibilité en effet de passer jusqu’à 10 % des marchés de manière gré à gré, c’est-à-dire sans avoir à recourir à une passation régulière telle que la loi l’impose. En quoi est-ce que ce chantier est si urgent pour que le Premier ministre se retrouve dans la situation à devoir passer par une passation de gré à gré, sans respecter la procédure légale à la matière? Et c’est à cette question que les spécialistes doivent pouvoir répondre pour éclairer la lanterne de l’opinion publique.
Mais dans le fond, lorsque nous avons creusé encore plus loin, nous nous sommes rendus compte, qu’en réalité, la notion d’urgence utilisée par le Premier ministre est surtout liée au temps d’exécution du chantier. Lorsque le premier ministre demande les raisons du retard de l’exécution du chantier, l’entreprise lui dit que cela est dû au non paiement de la part de l’Etat alors que 50% du chantier est réalisé. Selon nos sources, Bernard Goumou demande donc à l’entreprise de lui apporter le contrat, mais il est surpris d’apprendre qu’il n’y a pas de contrat formel engageant l’Etat guinéen. Il obtient néanmoins la garantie que les travaux finiront trois mois après le paiement attendu de l’Etat.
Il est coutume en effet, dans l’administration guinéenne, que les entreprises qui sont en procédure d’obtention de marché, avant d’être déclarées adjudicateur et obtenir le contrat, entament les travaux sur le terrain sur fonds propres, afin de “sécuriser le marché dans leurs portefeuilles “, avant même le feu vert de l’autorité contractante. Cela se fait en complicité avec des cadres de l’administration. L’idée est de mettre l’Etat devant le fait accompli.
Pour ce cas précis, il est plus facile de régulariser un chantier déjà réalisé à moitié, que de repasser une nouvelle procédure qui mettra à l’eau tout le travail déjà fait. C’est pourquoi Bernard Goumou choisit ainsi de procéder à de la régularisation, ce qui impose le gré à gré.